Je me plais souvent à dire que ce n'est pas moi qui ai choisi la gériatrie, mais que c'est la gériatrie qui m'a choisie! Au moment de ma formation, les soins aux personnes aînées n'étaient pas encore très populaires et la gériatrie venait tout juste d'être reconnue au Québec comme spécialité médicale. Le hasard a donc voulu que j’effectue mon stage dans cette discipline à la toute fin de mon cursus académique et ce fut un coup de foudre professionnel! J’ai vite été séduite, et le demeure depuis, par la richesse de chaque rencontre avec une personne aînée, par le défi sans cesse renouvelé de tisser avec elle cette alliance, ce lien de confiance lui permettant de me nommer ses inquiétudes, de créer cet espace sécuritaire l’autorisant à révéler certaines vulnérabilités, parfois. Je demeure amoureuse du travail d’équipe nécessaire, bien souvent, pour appréhender, avec le plus de justesse possible, les situations complexes où s’entrecroisent problèmes physiques et effets secondaires de médicaments, fragilités mentale ou cognitive et instabilités sociales. J’adore le vertige du partenariat de soins avec la personne vieillissante, experte de sa vie, celui de la prise de décision partagée, qui me ramène, chaque fois, à l’exploration de l’essentiel avec elle (ses valeurs, ses préférences, etc.) et ses proches, lorsqu’elle désire leur implication. J’apprécie devoir considérer la personne dans sa globalité, de manière holistique, et de ce fait, me préoccuper aussi de celles et ceux qui prennent soin, les si précieuses personnes proches aidantes. M’inviter ainsi dans l’intimité de chaque dyade est un immense privilège. Je le vis chaque fois avec humilité et reconnaissance, d’autant que l’expérience me gratifie du don de nombreuses perles de sagesse généreusement partagées. Au contact des personnes aînées et de leurs personnes proches aidantes, j’apprends quotidiennement. Sur elles, sur cette mystérieuse étape de la vie, sur moi… Si ma formation médicale m’a un jour enseigné le bien faire, côtoyer les aîné.es, même (et surtout) très malades et leurs proches m’aura indéniablement instruite du faire bien.
Comme bien d’autres avant moi, je reconnais que la bientraitance, c’est beaucoup plus que l’absence de maltraitance ou son simple contraire. La bientraitance, c’est ce que je nous souhaite à tous. C’est ce qui devrait prévaloir dans toutes nos relations interpersonnelles. C’est une finalité, le but vers lequel tendre, un idéal pour toute société. Plus qu’une approche, la bientraitance est pour moi une posture qu’on investit et qu’on habite totalement. C’est une façon d’être, une façon de faire, une façon de dire et d’écouter, une façon de penser et d’analyser, une façon d’aimer. C’est reconnaitre que l’Autre est à la fois pareil à moi (tous humains et égaux) et infiniment différent, singulier, unique. C’est voir en lui, en toutes circonstances et à tout temps de la vie, un être capable, valide.
L’émergence du concept spécifique de « bientraitance envers les personnes aînées » découle du regard qui se porte encore actuellement sur le vieillissement, chez nous au Québec, du moins. Dans un monde qui encense la productivité et la beauté, selon des critères fort discutables, d’ailleurs, la vieillesse devient ce qu’il y a à cacher, à rejeter. Insidieusement, nos esprits sont martelés de messages nourrissant la conviction (erronée!) que le vieillissement démographique est un problème (c’est pourtant plutôt un beau privilège!) et que les personnes aînées sont fragiles (équation trop souvent faite, même si elle ne s’applique qu’à un petit nombre d’aîné.es) et, conséquemment, inutiles. Les vieux corps demeurent invisibilisés dans les médias, à une époque où la diversité corporelle est pourtant félicitée et la parole est rarement donnée aux vieilles voix. L’âgisme latent mène à toutes sortes de comportements et paroles discriminatoires, alors que pourtant, dans certaines communautés culturelles, l’aîné.e se trouve respecté.e, consulté.e, vénéré.e, déifié.e, presque. Je me surprends parfois à me dire que nous devrions peut-être nous en inspirer davantage.
Dans ma pratique quotidienne, pour que la bientraitance s’incarne, je m’emploie donc à déconstruire les mythes péjoratifs entourant le vieillissement. Le premier pas vers une communauté bientraitante envers ses ainé.es (ce qui ne l’empêche pas du tout d’être bientraitante à l’égard de tous les autres groupes qui la constituent!) demeure indiscutablement de changer la lunette à travers laquelle, tous, nous regardons le vieillissement. Il faut faire l’éloge de cette période de la vie, honnêtement, en reconnaissant les aléas et les travers qu’elle peut comporter, mais en soulignant aussi et surtout le bon et le beau qui continuent à la ponctuer. Il faut mettre en lumière ce que les ainé.es apportent encore à la collectivité, leur permettre d’être visibles et audibles à travers toutes leurs implications. Cela suppose aussi de les aider à éviter le piège sournois de l’autoâgisme (se trouver ou se sentir trop vieux pour une activité, un engagement, parce que c’est ce que nous reflète notre société d’appartenance) qui devient, sinon, un frein important à la participation sociale et à l’inclusion, lesquels s’exposent ensuite à des issues de santé défavorables bien documentées dans la littérature scientifique.
Plusieurs comportements traduisent une approche bientraitante envers la personne aînée et ses proches. Déjà, tous les principes d’une approche relationnelle de soins s’inscrivent, pour moi, dans cette posture. Laisser la personne m’indiquer si oui ou non, c’est un bon moment pour elle que nous nous entretenions ensemble est un bon début. M’intéresser véritablement à elle, que ce soit pour recueillir une histoire de vie ou pour simplement savoir si elle a bien dormi est un autre exemple. La qualité de la présence, pouvoir se déposer et prendre le temps d’écouter, sans distraction, en toute disponibilité d’esprit et de cœur. Accueillir les propos et les confidences avec ouverture, sans jugement. Savoir respecter les silences aussi. Ils parlent parfois plus que les mots. Éclairer les choix avec transparence. Dans l’exploration d’un besoin, dans l’explication d’un soin, utiliser un vocabulaire accessible, qui tienne compte du niveau de littératie de l’aîné.e, sans être infantilisant, en vérifier la compréhension et accompagner la personne, si elle le souhaite, dans sa réflexion, pour tenir compte de ses valeurs et préférences. L’impliquer dans toutes les décisions qui la concernent et par défaut, guider le détenteur d’un consentement substitué pour qu’il s’inscrive en continuité avec le parcours de vie de son aidé.e. Composer avec les refus également, tout en essayant respectueusement de les comprendre. Habiter l’empathie, s’autoriser la sollicitude. Tout cela dans le but de connaitre, pour ensuite reconnaitre, dans le sens de valoriser, de mobiliser les forces (il en demeure toujours, surtout si dans une posture bientraitante, l’art de voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide est cultivé!), d’encourager la personne à exercer son pouvoir d’agir, ouvrant ainsi à l’estime de soi, à l’épanouissement, au bien-être global.
Ne rien tenir pour acquis est une autre manifestation bientraitante. Ne jamais présumer de quoi que ce soit et valider auprès de la personne est un sage réflexe. C’est ici que l’on peut sans doute rappeler les nuances entre la bienveillance, la bienfaisance et la bientraitance. Les deux premiers nous ramènent à vouloir le bien et faire le bien. Quand ce qui apparait bien est défini unilatéralement, par les possesseurs du savoir théorique, par exemple, il se peut que l’action se révèle malgré tout non intentionnellement maltraitante (ne serait-ce que par atteinte au droit fondamental de la personne de participer à la décision). Cela renomme toute l’importance du partenariat de soins et de la prise de décision partagée. Quand, avec sa permission, j’ouvre avec la personne aînée un dialogue authentique sur un choix à faire, sur une décision à prendre, aussi anodine soit-elle, je lui témoigne du respect, de l’estime et je lui confirme que j’ai confiance en ses capacités à participer au processus. Je suis bientraitante. Et même si ce n’est pas la finalité première, je risque, moi aussi, de retirer des bénéfices de cette approche (satisfaction au travail, par exemple). On pourrait ainsi poser l’hypothèse qu’un milieu de vie ou un milieu de soins bientraitants envers les personnes aînées soit aussi rétentif pour son personnel (voire attractif pour du recrutement).
Des petits exemples de bientraitance au quotidien, dans tous les milieux et tous les contextes, sont toutes ces phrases, lors des interactions avec la personne aînée, qui commencent par Préféreriez-vous? Aimeriez-vous? Souhaiteriez-vous? Je préfère tellement le conditionnel à l’impératif présent; venez, on va marcher ou prenez ma place!
De manière plus organisationnelle, plusieurs éléments attestent, dans nos milieux de soins et milieux de vie, de la recherche constante de la bientraitance. Par exemple, inviter le nouveau résident en milieu d’hébergement à aménager sa chambre à son image, s’il le désire, ou favoriser une organisation du travail qui permettra de respecter ses habitudes de vie antérieures (heures de sommeil, de repas, horaire pour l’hygiène, etc.) sont autant d’attentions qui s’inscrivent dans la bientraitance et que les résidents eux-mêmes et leur famille nomment grandement apprécier. Il en est de même de leur participation plus systématique à l’élaboration et à la révision de leur plan d’intervention interdisciplinaire (PII).
Dans la communauté, certaines villes s’assurent désormais qu’au moins un.e aîné.e siège au conseil municipal pour ne pas omettre de capter leur parole, leur vécu dans les orientations à prendre. Petit à petit, les possibilités de rester un peu plus longtemps à l’emploi, pour celles et ceux qui y aspirent, s’améliorent, avec une plus grande reconnaissance de leur apport dans l’entreprise. Mine de rien, plusieurs aménagements physiques pour une accessibilité universelle (parcs, commerces, bibliothèques, salles de spectacles, etc.) deviennent autant d’investissements bientraitants envers les personnes aînées, puisqu’ils leur facilitent d’y évoluer de manière autonome, indépendante, malgré certaines limitations fonctionnelles pouvant apparaitre avec l’avancée en âge. C’est cette visée que poursuivent les Municipalités et Villes Amies Des Ainé.es (MADA et VADA). Je les en remercie chaleureusement! Une clinique (médicale, dentaire, etc.), une pharmacie, un bureau (notaire, comptable, etc.) qui font le choix, dans sa salle d’attente, d’utiliser du matériel graphique (affiches, dépliants d’information, écran) qui prend en considération les changements visuels survenant au cours du vieillissement pourraient aussi s’enorgueillir d’être bientraitants. Et que dire si, en ces lieux, les enseignements ainsi transmis pouvaient également sensibiliser et éduquer leur public sur la maltraitance envers les personnes aînées ou leurs personnes proches aidantes et dévoiler les ressources d’aides existantes? Bravo à celles et ceux qui le font déjà! Invitation lancée à tous les autres!
Je dirais qu'à l'intérieur de nos milieux de vie et milieux de soins pour personnes aînées, le plus grand défi est sans doute celui du déficit de temps. L'enjeu récurrent du manque de ressources humaines et ses impacts sur une organisation du travail optimale ne favorisent pas toujours de trouver les minutes qu’il faut pour entrer en relation avec la personne et ses proches selon les paramètres énoncés précédemment. Il y a aussi tout le dilemme de la gestion des risques et la difficulté de réconcilier, par exemple, la liberté de mouvement et d’action légitimement revendiquée par l’aîné.e avec les responsabilités qui incombent aux soignants et aux gestionnaires quant à sa sécurité, à celles des autres personnes usagères qui l’entourent et même, parfois, celle du personnel. Garantir la protection de la personne peut rendre, à première vue, impossible d’honorer ses choix et ses demandes, ce qui soulève de l’inconfort, voire même des tensions éthiques, chez les soignants et chez les proches. Selon la valeur qui prime, on peut alors se retrouver fort bienveillant… sans bientraitance…
Sur le plan de la société québécoise en général, malgré certaines améliorations, les préjugés défavorables à l’égard du vieillissement demeurent omniprésents et constituent encore un frein important à la mise en œuvre de communautés bientraitantes envers leurs personnes aînées. Dans tous ces milieux et contextes, un important besoin de sensibilisation, d'information et même de formation subsiste et un vaste chantier éducatif m’apparait incontestablement à poursuivre.
Le premier conseil qui me vient est : projetez-vous dans un futur peut-être pas si loin en vous demandant : si j’ai la chance de vivre vieux/vieille (j’écris toujours ces mots avec respect et affection!), comment voudrais-je être perçu, considéré dans ma communauté d’appartenance, comment voudrais-je être traité, soigné quand je deviendrai malade? Ce sont des questions qui éclairent beaucoup de choses, il me semble… Un second conseil : faites-vous confiance. La bientraitance, ça s’apprend, ça s’acquiert. Bien que des individus puissent y paraître plus prédisposés par certains traits de personnalité, ce n’est pas non plus totalement inné. La posture et ses réflexes s’installent petit à petit, quand on fait le choix conscient de développer et maintenir la compétence et qu’on y consent les efforts.
Osez à l’occasion demander à la personne aînée rencontrée, accompagnée, traitée, de vous offrir une courte rétroaction sur vos savoir-être et savoir-faire; cela peut aussi devenir un très puissant moteur à l’amélioration, au dépassement de soi. Cultivez l’empathie, l’écoute active, la patience. Intéressez-vous aux droits des aînés et faites-vous-en parfois les fiers défenseurs (c’est peut-être à vous, demain, que cela servira aussi!). Pour les personnes proches aidantes dont j’aurais souhaité parler encore davantage dans cette entrevue, prenez soin de vous aussi. Votre bien-être est tout aussi important que celui de votre aidé; soyez bientraitants envers vous-mêmes. Vous en avez le droit.
Félix Leclerc disait : « Vieillir c’est embêtant, mais c’est la seule façon de vivre longtemps ». Voyons le vieillissement démographique comme une grande réussite sociale et célébrons-le. Vieillir est un processus universel (tout le monde vieillit), mais en même temps, très hétérogène (personne ne le fait de la même façon). La diversité des parcours de vie appelle peut-être à une sensibilisation générationnelle, à l’instar de la diversité culturelle.
Différent et pareil, à tout âge, l’humain est un être éminemment social. Nous sommes interreliés, interdépendants, de multiples façons. Solidaires les uns des autres. Le ciment qui nous soude tous ensemble, c’est le respect mutuel, la reconnaissance de l’unicité et de la valeur de chacun, qui n’a pas à pâlir par le passage du temps, c’est l’empathie et la recherche du bien. Un bien qui se définit davantage comme un « faire avec » qu’un « faire à la place de », parce qu’on reconnait les capacités (même résiduelles) de l’Autre, parce qu’on encourage son autonomie (physique, décisionnelle) et son pouvoir d’agir. Parce qu’on a foi en lui.
La bientraitance, c’est affirmer à l’Autre : « Je te vois, je t’entends, je te crois, je te comprends ».
Le jour où on se dira tous, en le pensant pour vrai, qu’on a hâte d’être vieux, ce sera une grande victoire.